Queneau et la consécration du langage

Raymond Queneau s’acharna toute sa vie à expérimenter le langage et à le révolutionner. Ses Exercices de style (1947), son premier succès grand public, en est une parfaite illustration.

            Le principe est très simple : un homme rencontre dans un bus un énergumène antipathique qui se dispute avec un autre puis s’assoit, pour être plus tard de nouveau croisé par le narrateur, en compagnie d’un ami qui lui conseille de remonter le bouton de son pardessus.

            Cette anecdote, bien peu palpitante et qu’on se verrait mal raconter à quelqu’un, semble être un simple souvenir mis en mots par la conscience du narrateur, une observation de sa journée qu’il case dans un coin de sa tête. Mais ce petit fait anodin est répété quatre vingt dix neuf fois, selon quatre vingt dix neuf styles différents, du plus évident au plus absurde. Quelques exemples : « Métaphoriquement » ; « Alexandrins » ; « Définitionnel » ; « Injurieux »…

            Cette petite histoire d’apparence si banale révèle alors tout un trésor d’interprétations et de recherche esthétique, de lois mathématiques comme les appréciait Queneau, de questionnements… Les clones défigurés de l’anecdote la rendent souvent méconnaissable. Outre son côté divertissant et ludique, Queneau illustre ainsi le pouvoir du langage : ce que nous nous représentons lorsqu’on nous raconte une histoire, ce n’est pas l’objet du récit, c’est le récit lui-même.

            Autrement dit, le langage ne s’est pas construit pour représenter le réel le plus fidèlement possible, puisqu’il est capable de donner presque cent représentations différentes (et sans doute bien plus, mais Queneau a dû limiter son entreprise) d’une même réalité. L’écrivain est parvenu à montrer que le langage construit le réel.

Texte et illustration : Charlie PLÈS.

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