Dans de nombreux romans se trouve un élément déclencheur qui vient bouleverser l’action et entraîner des péripéties : c’est le cas de La Moustache d’Emmanuel Carrère (1986) où le personnage principal rase la toison qui recouvrait sa lèvre depuis toujours. Un acte anodin ? C’est tout le contraire.
Un tel synopsis a de quoi faire rire : faire reposer toute une histoire sur un acte aussi banal que celui de se raser la moustache semble être une quête perdue d’avance. Pourtant, une fois que le personnage anonyme ait achevé son œuvre, le monde autour de lui s’écroule : tout ce qu’il croyait connaître, tout ce dont il croyait se souvenir, se voit systématiquement nié. Bientôt, même ses proches ne le reconnaissent plus, et le protagoniste ne sait plus ce qu’il doit penser. Il croit d’abord à la folie de sa femme, puis à la sienne propre, puis à un complot de ses proches contre lui. Enfin, il revient sur l’hypothèse de sa propre folie car si le monde ne le reconnaît plus, il ne reconnaît pas davantage le monde. Alors qui a tort, qui a raison ? Qui demeure tel qu’il est, qui a cessé d’exister ? Eux ou lui ? Lui, c’est-à-dire nous, puisque l’anonymat du personnage sert en quelque sorte de miroir au lecteur. Miroir dans lequel il se perd au début du roman lorsqu’il commet l’acte terrible.
Pourquoi avoir fait de cette moustache le déclencheur de la fin d’un homme ? Parce qu’il portait ces attributs depuis toujours, et que la force de l’habitude nous terrasse lorsque celle-ci est brisée. Parce que l’image qu’on s’est créée face aux autres prend notre place, prend le dessus sur nous-mêmes et nous efface. Nous ne serions finalement que ce que les autres veulent bien nous reconnaître.
Chronique et illustration : Charlie PLÈS.
La Moustache a été adaptée au cinéma en 2005.